• Le collant qui monte, qui monte...

    Le dernier Salon de la lingerie célébrait le retour des bas, jarretelles et corsets... Mais, en 1970, l'arrivée des collants fut une bénédiction pour les femmes libérées et signala la naissance d'un leader mondial: Dim, Dim, Dim...

    C'est la fête aux gambettes. Debout, couchées, assises, alanguies, sophistiquées, agressives, elles s'étalent sur les écrans, les affiches, les pages glacées des magazines. A pois, à carreaux, rouges, bleues, elles éclairent les rues et les bureaux. C'est leur fête, parce que les jambes ont acquis le droit de disposer d'elles-mêmes. Grâce à la minijupe, mais surtout à son inévitable corollaire: le collant. Une industrie est née de cette mode, si puissante qu'elle la garantit aujourd'hui contre l'offensive éclair de son seul péril: la maxirobe.

    En 1969, les femmes ont dit 165 millions de fois oui au collant. Au dernier trimestre de cette année-là, il avait déjà conquis 65% des jambes françaises. Il n'en avait conquis que 5% en 1966, après avoir connu sept années d'une existence quasi souterraine. C'est aujourd'hui la prise du pouvoir. Plus éclatante dans les villes (60 à 65% des porteuses de collants habitent Paris et les grandes villes de province) et chez les 15-35 ans (9 femmes sur 10 entre 15 et 25 ans, 6 femmes sur 10 entre 25 et 35 ans).

    Nulle victoire, après tout, n'est moins surprenante. «A l'âge électrique, écrit le sociologue canadien Marshall McLuhan, nous vivons, respirons et entendons de tout notre épiderme: il est normal que le vêtement devienne un prolongement de la peau.» Mais, surtout, pour les femmes, collant est devenu synonyme de liberté: «Quand on offre à la femme, constate le couturier Louis Féraud, de faire un seul geste au lieu de trente-six, de mettre un collant en un clin d'oeil, se débarrassant ainsi des rites infinis de l'opération jarretières, porte-jarretelles, gaine, culotte, bas, comment hésiterait-elle?»

    Elle n'hésite pas. Elle jette tout ce harnachement par-dessus les moulins. Le triomphe du collant n'est pas, malgré les apparences fort superficielles, un des chevaux de Troie de l'invasion érotique, mais un hommage rendu par le confort à la féminité. Au temps du jerk et des fauteuils bas, des gambades et des mille et une positions de la vie moderne et laborieuse, au temps du «time is money», la femme dit oui à sa propre satisfaction. La défense de sa pudeur se conjugue avec la jouissance de sa liberté. «Aujourd'hui, la valeur santé prime la valeur beauté», dit le sociologue Jean Stoetzel. Et la styliste Mia Fonssagrives: «Je m'habille d'abord pour moi, ensuite pour les hommes.»

    Le collant se vend trois fois plus cher que le bas. Mais il est extensible. Il épouse la jambe, lui donne une silhouette, une écriture. «Si commode. Tellement pratique. Tout terrain», répètent la plupart des femmes interrogées. Et les publicitaires de reprendre le refrain: «Changez de jambe comme vous changez de peau», «Sans pli comme la peau, sans poids comme la peau.»

    Ainsi conjugués, l'émancipation féminine, le fonctionnel et l'esthétique dansent un ballet bien réglé sous la houlette attendrie d'une industrie française qui - une fois n'est pas coutume - a joué ici les premiers rôles. Elle a vendu 80 millions de collants en 1968, et en prévoit 200 millions cette année, 300 ou plus en 1971. Et elle ne limite pas ses ambitions aux frontières de l'Hexagone: si cette bastille a été prise en France, le produit a fait le tour du monde des jambes.

    Le Robespierre de cette révolution de mousse et de Nylon - rendue d'abord célèbre sous le nom de Mitoufle - est un placide bonnetier du Nord, Antoine Verley, PDG de la Bonneterie de Tergnier, venu au collant par le pull et la chaussette. C'est lui qui fit un sous-vêtement de ce qui n'était encore qu'un survêtement, même aux Etats-Unis. Ses premières tentatives avaient été infructueuses. Mais, en 1965, il trouve son «Sésame, lève-toi»: la minijupe de Courrèges, encore plus raccourcie pour les besoins de la cause. Le mannequin ainsi dévêtu provoque des attroupements au bois de Boulogne, et sa photographie, tirée en affiches, attire des cohortes de regards dans les couloirs du métro. En quatre jours, M. Verley voit ses ventes de collants se multiplier par six.

    Depuis, les exégètes de la mode contemporaine se demandent gravement qui, de la minijupe ou du collant, fit irruption le premier. Une seule certitude: le bonheur de l'un fait la fortune de l'autre. Et aussi le bénéfice des industries chimiques. Depuis 1938, année où Du Pont de Nemours produisit du Nylon, première fibre entièrement synthétique à base de charbon, d'air et d'eau, les bas sont restés l'un des grands débouchés de la chimie appliquée. En fibres et en fils continus de polyester, la production de Rhodiaceta (du groupe Rhône-Poulenc), qui fournit la matière première de 80% des collants français, s'est accrue de 50% depuis leur apparition.

    Les mouliniers, qui tordent le fil sur bobines pour le rendre extensible avant de le livrer aux fabricants de collants, ne se plaignent pas non plus. «Il y a trois ans, en France, les mouliniers transformaient chaque mois 130 à 150 tonnes de fils de Nylon; maintenant, presque 500 tonnes», explique, à Lyon, Jean Poillot, délégué général du Syndicat français du moulinage.

    Mais la grande triomphatrice industrielle de l'autodétermination des jambes féminines, c'est la maille. «Le collant est la deuxième grande révolution qui secoue l'industrie du bas, rappelle Jacques Matalon, propriétaire des magasins Phantom, qui, derrière ses vitrines tout en jambes, compte les points entre bas et collants. Il y a vingt ans, le succès du bas sans couture avait fait envoyer à la casse tous les métiers de fabricants de bas.»

    Ceux-ci, avec timidité d'abord, puis avec sollicitude, se sont penchés sur le collant, nouvelle vedette de la culture de masse. Mitoufle, qui en fut l'inventeur, n'en est pas resté le maître. «La production de masse n'est pas notre affaire», dit, résigné, le propriétaire de la Bonneterie de Tergnier.

    Elle est, en revanche, celle de deux entreprises qui se sont adjugé près de 55% du marché français: Dim, créé il y a quinze ans par un vendeur de jus de fruits, Bernard Giberstein, qui, avec ses 11 usines de 3 500 employés, a hissé la France au deuxième rang mondial de la profession, et Colroy, l'entreprise «bas» du puissant groupe bonnetier troyen animé par Pierre Lévy. Ces deux grands ont continué avec le collant la bataille qu'ils se livraient déjà sur les bas.

    «Il y a trois ans, les collants les moins chers valaient de 10 à 12 F. Maintenant, à 5 F, nous avons étendu le marché», explique M. Giberstein, qui a été le premier à prendre le virage «pour toutes les bourses». Et à accélérer: depuis l'an dernier, son entreprise se consacre entièrement aux collants. Colroy a emboîté le pas plus tardivement. Mais il n'accélère pas moins. «Notre usine de Saint-Dié fabriquait 20% de collants en janvier 1969, 60% en juin, 80% en décembre», indique Hervé Gourio, le directeur général. Et sur 3 millions de jambes Scandale, également produites par Colroy, on compte 80% de collants.

    Le reste de la profession a suivi. Les deux grands sont talonnés par la famille Saltiel, de Saint-Quentin, dont la marque Le Bourget (20 millions de pièces par an) couvre environ 20% du marché; puis par Gerbe (7%), Exciting, qui appartient également au conglomérat Lévy, Sangêne, etc. Et les Français, après avoir répandu le collant dans le monde, sont maintenant concurrencés sur leur propre terrain par les Italiens et surtout les Allemands. Ceux-ci ont propulsé par-dessus le Rhin leur géant Schulte et Dieckhoff (bas Nur Die), n° 1 mondial du bas (50% de la production allemande), qui a passé un accord commercial avec Dim. Deux firmes plus agressives, déjà, s'installent dans l'Est pour fabriquer des collants: Elbeo et la Société Ergée, transfuge de l'Allemagne de l'Est, qui, ayant repris ses activités en Forêt-Noire avec 50 personnes en 1949, en emploie aujourd'hui 6 500.

    Pour mener cette bataille, les fabricants consacrent à leur budget de publicité des sommes allant de 4% (Dim) à 10% (Le Bourget) de leur chiffre d'affaires. Les arguments sont toujours les mêmes: confort, qualité technique et prix. Dernière trouvaille: pour leurs toutes dernières annonces de collants, certaines firmes montrent un visage en gros plan. La qualité de la tête supposant ainsi celle des jambes.

    Ces jambes resteront-elles fidèles au Mousse-Power? Couturiers et industriels le pensent, en dépit de la toute récente dégringolade des maxijupes vers le sol. «Il y a un autoérotisme du sous-vêtement, indépendant de la mode extérieure, qu'il ne faut pas négliger», affirme M. Stoetzel.

    La plupart des fabricants veulent même aller plus loin. Ils songent au body stocking, qui collera à la peau, de la plante des pieds au ras du cou. Cette fois, les industriels français sont allés chercher aux Etats-Unis leur modèle, inventé voilà cinq ans. Ils ne veulent pas se laisser prendre de court.

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