• Lycra, histoire d'un fil magique

    L’innovation technique datait d'un quart de siècle. Un jour, les hommes de marketing s'en sont mêlés...

    EN BREF : Retournez les étiquettes de vos maillots de bain, feuilletez les magazines de mode: le Lycra est partout. Cette fibre synthétique d'une remarquable élasticité, mise au point au début des années 60, poursuivait une honorable carrière quand son inventeur - le géant américain de la chimie Du Pont de Nemours - décida d'en faire un produit à part entière, en poussant son utilisation chez les créateurs de mode et sa notoriété auprès du grand public. Un succès foudroyant, très rentable et hautement instructif.

    Velocita/dinamo/furioso/delirio/lucido/Stretch ". Non, ce n'est pas du rap. C'est, dans une version quelque peu délirante, le nom que Marithé et François Girbaud, jeunes créateurs de mode parisiens, donnent à leur matériau préféré: le "Stretch", plus connu sous le nom de Lycra. Depuis quelques années, cette fibre magique a envahi les collections. Elle donne de l'élasticité aux vestes de Jean-Paul Gaultier, rend moulantes les petites jupes d'Azzedine Alaïa, et se glisse jusque dans les rubans des robes à paillettes d'Arnaud et Thierry Gillier. Omniprésente de la haute couture aux sous-vêtements en passant par le prêt-à-porter et les maillots de bain, elle constitue l'un des plus étonnants succès de marketing dans un secteur qui, depuis longtemps, n'avait pas connu pareille aubaine, la chimie du textile. Surtout pour son principal producteur, le chimiste américain Du Pont de Nemours. Toujours utilisée à doses homéopathiques, incorporée à hauteur de 5 ou 10 % dans un tissu de coton, de laine ou de n'importe quelle autre matière, elle lui donne des propriétés d'élasticité qui fascinent les créateurs de mode.

    Pourtant, la fibre n'est pas nouvelle. Elle a été élaborée au début des années 60 dans les laboratoires de Wilmington (Delaware) par Du Pont de Nemours, justement, l'inventeur du Nylon et du Kevlar. A l'origine, ce produit très technique, baptisé Elasthanne, sert à remplacer le caoutchouc, en particulier dans les gaines que portaient les femmes à l'époque. Au cours des années 70, il commence à apparaître dans les maillots de bain et les vêtements de sport. La mise au point de fils de plus en plus fins permet de l'incorporer aux collants: 40 % de ceux qu'on vend aujourd'hui aux Etats-Unis contiennent de l'Elasthanne. Arrive enfin la mode des " cyclistes " : ces caleçons courts, noirs et brillants qui font fureur — pas seulement chez les adeptes du vélo. L'engouement est mondial. Au cours des cinq dernières années, le chiffre d'affaires du Lycra a doublé. En Europe et aux Etats-Unis, bien sûr, mais aussi en Asie ; en Amérique latine, la demande est telle que les huit usines de Du Pont ne parviennent plus à la satisfaire. Et pourtant, dès 1987, un énorme programme d'investissement est engagé: 1 milliard de dollars pour doubler la capacité de production mondiale. Une nouvelle usine se construit en ce moment à Singapour et entrera en activité l'année prochaine.

    Bien que la firme soit connue pour son goût du secret, on peut cependant estimer à 1 milliard de dollars les ventes de Lycra en 1990. Champion incontesté, Du Pont fournit les trois quarts du marché mondial. "De toutes les fibres textiles, c'est celle qui connaît la plus forte croissance, dit Jeff Cianci, analyste chez Bear Steams, à New York. Elle nourrit grassement les profits de Du Pont : environ 150 millions de dollars sur les 400 millions de la division fibres, en 1990. " Et la tendance n'est pas à la baisse, bien au contraire: le marché mondial devrait encore connaître une croissance de l'ordre de 10 % par an au cours des deux années à venir. Il s'agit pourtant de la fibre la plus chère du monde, le " cachemire du synthétique". Une petite épice magique, comme le safran, qui rend hors de prix tout ce qu'elle touche. Un peu de Lycra, et le prix d'un collant fait un bond de 50%, celui d'une petite culotte augmente de 20%. Plus elle est fine, plus la fibre vaut cher: les "deniers" les plus fins (c'est-à-dire les fibres les plus légères), utilisés dans les collants de luxe, se paient jusqu'à 100 dollars la livre. En comparaison, la soie est donnée. Les techniciens expliqueront que le prix est justifié par une technologie de fabrication très délicate : le fil de Lycra, obtenu à partir d'une sorte de glu synthétique, doit pouvoir s'étirer de sept fois sa longueur et retrouver sa forme initiale sans perdre son élasticité. Il n'en reste pas moins que la marge nette est confortable : 15 % du chiffre d'affaires, selon les estimations de Jeff Cianci. C'est tout l'intérêt d'une position de n° 1 sur un marché en pleine expansion, où, jusqu'à ces derniers mois, la demande excédait l'offre.

    L'étonnant engouement provoqué par sa fibre, de Milan à Rio de Janeiro, Du Pont le doit à une véritable révolution culturelle interne. Sous l'impulsion de Salim Ibrahim, le département Lycra est devenu très "avant-gardiste ", en marketing comme en style de management. A 58 ans, cet Américain d'origine libanaise supervise toute l'activité Lycra dans le monde.

    La grande idée de Salim Ibrahim a été de reculer les limites traditionnelles de son rôle de fabricant de fibres. "Le Lycra est perçu comme un petit ingrédient magique par les personnes qui l'achètent", explique Michel Ladet, consultant chez Risc, un institut spécialiste des études de styles de vie qui travaille pour les états-majors européens des grandes firmes multinationales. "Du Pont a compris qu'il était possible d'enjamber les intermédiaires traditionnels du textile, pour s'adresser directement aux consommatrices." Pendant des années, le Lycra s'était développé comme n'importe quelle autre fibre synthétique: les laboratoires de développement mettaient au point des qualités adaptées à de nouveaux marchés, relayés par des filiales locales qui entretenaient des contacts étroits avec les filateurs et les tisseurs, premiers maillons de la longue chaîne du textile. Traditionnellement, la force de Du Pont reposait sur ses ingénieurs textiles, capables de conseiller leurs clients sur les marchés, de les aider, avec le concours de bureaux de style, à identifier les tendances de la mode. Un exemple: le Lycra Show, organisé chaque année à Monte-Carlo au mois de janvier, est devenu une institution. C'est le lieu où, depuis quinze ans, les fabricants de tissus de sport dévoilent leurs nouveautés. Plus de 80 exposants cette année, 3500 visiteurs, des confectionneurs de maillots de bain venus de toute l'Europe...

    Pour aller plus loin, faire du Lycra une véritable marque grand public, le chimiste américain a choisi d'établir en Europe la rampe de lancement de sa nouvelle stratégie. Lorsque Salim Ibrahim - après trente-quatre ans de carrière chez Du Pont - décide de quitter le saint des saints, sur la côte est des Etats-Unis, pour installer son quartier général en Europe, à un jet de pierre de l'aéroport international de Genève, on comprend que cela ait constitué un choc pour la "vieille dame" de la chimie. C'était en 1989. "La décision était symbolique. Il fallait marquer notre volonté de créer un business véritablement "global", explique Steven McCracken, promu directeur du Lycra en Europe au moment de la réorganisation. C'est en Europe que la mode se crée. » La division Lycra dispose maintenant d'un comité exécutif composé des cinq directeurs régionaux: Europe, Amérique du Nord, Amérique du Sud, Japon et AsiePacifique. "Le temps n'est plus aux multinationales au sens classique du terme, où les filiales locales constituaient autant de petits fiefs", poursuit Steven McCracken. Pour lui, la fibre est , universelle, au même titre que McDonald's, Coca-Cola ou, dans un univers plus proche, Giorgio Armani.

    Pour promouvoir le produit à l'échelle européenne, il fallait dépasser le cadre étroit des filières nationales de la confection. Steven McCracken s'est donc lancé dans deux directions parallèles : stimuler l'offre, en créant des liens avec les jeunes créateurs de mode les plus audacieux, susceptibles de se prendre de passion pour une nouvelle matière; stimuler la demande, en faisant découvrir la fibre au grand public, au moyen d'une campagne de publicité paneuropéenne.

    Le contrat a été signé la veille de Noël 1989, avec le bureau genevois de Saatchi & Saatchi Business Communications. La campagne serait européenne, sophistiquée et émotionnelle. Thème central : "les sensations Lycra". Toujours discret sur les chiffres, Du Pont reconnaît seulement avoir dépensé plusieurs dizaines de millions de dollars. Le résultat est surprenant de créativité lorsqu'on sait le nombre d'exigences contradictoires qu'il a fallu concilier. Une seule image pour les cinq catégories de produits (collants, prêt-à-porter, maillots de bain, lingerie et sportswear). Une seule image aussi pour l'ensemble de l'Europe, dans laquelle une Milanaise puisse se reconnaître autant qu'une Bavaroise. " Le plus difficile a été d'être à la fois original et neutre, d'être remarqué sans faire de l'ombre aux utilisateurs de la fibre, sans que la publicité évoque tel ou tel fabricant de maillots de bain ou de collants", explique Marc Angebault, responsable du budget chez Saatchi & Saatchi. Pour ces différentes raisons, le noir et blanc a été choisi, et on a pris le parti de ne montrer aucun visage. La version télé est apparue sur les écrans français en avril 1991: d'inspiration très latine, les images ont été tournées dans le sud de l'Italie, sur fond de musique de bandonéon latino-américaine. Seule la voix off diffère d'un pays à l'autre. Une publicité très étonnante pour un chimiste fayette. Encarts sur papier glacé dans les magazines de mode, vitrines: pendant trois semaines, le Lycra a été mis en avant dans le magasin. "Du Pont n'a pas inventé ce genre d'opération, précise Jean-Michel Girardin, directeur de la communication aux Galeries Lafayette. La Woolmark, une association mondiale de producteurs de laine, le pratique depuis vingt ans." Originale ou pas, l'opération a payé : les ventes de collants incorporant du Lycra ont augmenté de 75% pendant la promotion, et le total des collants vendus de 14 %. Le même type de manifestation avait eu lieu à Milan quelques mois plus tôt, avec la Rinascente. Si elles ont été possibles, c'est aussi parce que Du Pont était entré dans la deuxième phase de son plan : la publicité grand public.

    Un tel vent de nouveauté commence à ébranler les concurrents, et tout particulièrement Bayer, qui fournit 25% du marché européen. Jusqu'à présent, le chimiste allemand s'était très bien nourri des miettes laissées par Du Pont, comme les quelques autres fabricants d'Elasthanne japonais ou coréens. Des frais de marketing réduits et des prix un peu plus abordables lui permettaient de fournir les fabricants rebutés par les prix du Lycra, ou simplement victimes des ruptures de stock de l'américain, dépassé par la demande. Mais, depuis deux ans, les extensions d'usines se sont multipliées. Bayer a doublé ses capacités et vient de racheter la seule usine d'Elasthanne de l'ex-RDA, à Pirna. La réussite inattendue de la marque Lycra fait réfléchir : "Nous voulons sortir de l'anonymat", affirme Paul Marquezy, le directeur de la division Dorlastan (l'équivalent maison du Lycra) à Paris. Les Coréens, eux aussi, deviennent plus agressifs. Rançon du succès: Du Pont dépense beaucoup d'énergie à combattre la contrefaçon. Le faux Lycra — de l'Elasthanne vendu sous la marque déposée par Du Pont — fait fureur.

    A Genève, on est bien conscient du dilemme : à trop promouvoir le Lycra, le risque est grand de le banaliser. Pour être vendu cher, celui-ci doit rester rare. Jusqu'où est-il possible d'étendre le marché, d'inventer de nouvelles utilisations ? Plus encore que la concurrence, Du Pont redoute que sa fibre miracle connaisse le sort du Nylon et devienne un produit de masse, soumis aux fluctuations cycliques du textile. L'avertissement, amical, vient de Bayer: "Attention, ne tuez pas la poule aux œufs d'or.

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